

Une saison… durable ?
... Nous sommes entrés dans l’ère du jetable et de la zapette et les spectacles pourraient ne pas y échapper. Comme ces touristes qui peuvent "faire" le Taj Mahal ou le Mont Saint Michel en deux heures, on peut entendre au festival off d’Avignon des spectateurs se vanter d’avoir "fait" 20 spectacles en une semaine. Qu’est-ce qu’il y a donc de durable dans cet acte culturel-là ?
Pire : en ces temps de crise budgétaire et de menace de guerre, qui va parier sur la durabilité des efforts que notre état fait -que nous faisons- pour la pérennité de la culture comme service public ? La photo de couverture de cette brochure pose merveilleusement, terriblement prémonitoire, la question, et j’en sais gré l’artiste photographe Francis Meslet de m’avoir autorisé la publier. On y voit un théâtre en ruine, (le Théâtre peut-être demain ?), un théâtre… à l’abandon. Etymologiquement, "a-ban-donner", c’était donner un enfant à quelqu’un. Mais que se passait-il au XVIIème siècle quand les nourrices n’avaient pas le sou ?… Que deviendront les théâtres si on les abandonne ? La photo semblerait nous dire que du combat que Nature et Culture se livrent depuis l’Antiquité, ce serait la première qui aurait inexorablement triomphé. Pourtant, l’oeuvre du photographe qui se réclame de cette pratique qu’on appelle l’Urbex, (consistant à visiter et pérenniser par l’image des lieux délaissés), fait brillamment appel, en partie, à l’Intelligence Artificielle… Rien de moins naturel, non ? Quelle sera donc la durabilité de la fonction d’artiste quand, en quelques secondes, des algorithmes pourront nous créer avec talent une chanson, une photo, une peinture, une pièce de théâtre… voire cet édito ! Non, ce n’est pas de la science-fiction ! Toute Artificielle qu’elle soit, une Intelligence va révolutionner, et révolutionne déjà, notre monde, bien plus encore que l’imprimerie de Gutenberg. Je le constate pour y avoir parfois recours, je l’avoue, non sans un mélange d’admiration et d’effroi. Comment ne pas être subjugué par cette intelligence àl’orthographe et la grammaire impeccables, aux raisonnements parfaitement structurés, et mieux encore, capable à ma demande, (les "prompts" si bien nommés) de faire teinter le tout d’humour ou d’émotion, dans des réponses invraisemblablement immédiates !
Alors quoi donc de durable dans les saisons que La Virgule vous propose ? Depuis 35 saisons nous travaillons à en mériter l’adjectif. Et particulièrement encore pour celle que je vous annonce ici. Retournez un instant sur la photo de couverture ! Je vous en propose une autre lecture : on y voit, sur la scène au toit défoncé, passer suffisamment de lumière pour qu’un bel arbre y ait poussé. Une petite graine s’est défiée du chaos ambiant. Peut-être même s’en est-elle nourrie ? Et si c’était cela le "durable" d’une saison théâtrale ? Quelque chose qui pousse encore, la représentation terminale ? Le "durable" des saisons proposées par La Virgule est le fruit de sa volonté tenace de continuer à vous proposer un théâtre dont le fil rouge est un engagement artistique, une philosophie, une éthique, comme le dit au milieu de la scène cet arbre puissant que l’empreinte dans l’air des spectacles passés fait grandir encore et encore.
C’est que, me semble-t-il, vous ne venez pas chez nous pour consommer seulement un spectacle, mais peut être pour une expérience globale portée par des valeurs qui durent. Nos salles (le Salon de Théâtre et le Théâtre Municipal à Tourcoing, et cette année à nouveau, à Mouscron, le Centre Marius Staquet) sont des lieux de rassemblement, - fraternels j’oserais dire, où nous faisons en sorte qu’ils soient des lieux de partage d’émotions collectives et de ces liens sociaux qui renforcent le sentiment d’appartenance à notre Compagnie, en votre compagnie. Grâce à vous, nous avons créé (et tâcherons de continuer de faire vivre avec ceux qui nous rejoindront), l’identité durable d’une démarche : cela s’appelle, comme un défi au temps, un héritage.
Ce durable-là est aussi le fruit de collaborations pérennes, avec ceux des pouvoirs publics qui nous soutiennent (Région, Villes, Département, qui en sont l’indispensable, vitale, et nous espérons pérenne garantie), mais aussi avec des compagnies, des artistes associés, notre école de théâtre… et grâce à toutes les actions que nous menons : ateliers, rencontres avec les artistes, interventions en collèges, lycées, universités… pour créer un lien qui durera avec les spectateurs de demain. Mais aucune de ces actions ne saurait suppléer l’impact impalpable mais majeur qu’une saison théâtrale et sa programmation doit laisser derrière elle, une fois tombé le rideau, et rangés costumes et décors. Créer un écho dans vos esprits et vos cœurs, telle est je crois notre plus grande ambition, notre mission. Le choix des spectacles, dans leur diversité, est à ce titre un travail de funambule, et chaque année nous veillons à ne pas perdre l’équilibre. C’est qu’il s’agit de savoir rester sur son fil. Sans céder, d’un côté, à l’attraction de créations qui se voudraient élitaires et qui parleraient finalement plus de nous les artistes que du monde, et sans succomber de l’autre côté aux sirènes d’un audimat qui voudrait que l’on plaise à tous, ce qui est impossible. Antoine Vitez avait cette belle formule : «un théâtre élitaire pour tous»… Nous devons sans cesse faire en sorte qu’elle ne soit pas qu’un simple slogan. Nous nous y efforçons. Miroir de nos sociétés, le théâtre n’est durable que s’il éveille les consciences et crée cet écho, au-delà même de sa réception immédiate. Nos spectacle cette saison, dans leur diversité, tâcheront d’y contribuer, de Jarry à Marivaux d’auteurs anglais à italien, de Fred Radix à Balzac, en passant par notre dernière création, Sun City, une comédie tendre et amère où je tenterai de vous faire rire d’un couple de septuagénaires cherchant au soleil d’Arizona la recette pour durer sans vieillir…
Autant de rendez-vous pour vous interpeler, vous émouvoir, vous faire rire, et réfléchir, ensemble, aux enjeux de notre temps Oui, nous pratiquons un art de l’éphémère. Mais c’est cette fugacité même qui nous fait construire, avec vous, une saison pour rassembler, et transmettre.
Durablement.
Jean-Marc Chotteau, Directeur
Jean-Marc Chotteau, Directeur