Comment avez-vous commencé à travailler dans le domaine "urbex", avez-vous d'abord découvert des endroits par goût personnel puis les avez photographiés ou avez-vous construit directement vos expéditions dans ce sens ? 

J’ai longtemps rêvé de devenir architecte avant de m’orienter vers des études plus artistiques. Les cinq années passées à étudier à l’École Supérieure d’Arts de Nancy ont été des plus formatrices, attisant ma curiosité dans de multiples domaines. La photographie n’était pas ma discipline favorite à cette époque. J’aimais avant tout le dessin, le graphisme et le pouvoir de véhiculer des idées avec quelques coups de crayon au service d’une intention. C’est cela qui a guidé mon choix au moment de décider comment gagner ma vie. Alors je suis devenu directeur artistique dans la communication afin de continuer à jouer avec mes mots, mes images, mes idées et de constater avec un certain plaisir l’effet que cela pouvait produire sur les autres. Rapidement les premiers ordinateurs ont pris une place importante sur ma table à dessin, découvrant avec passion les toutes premières versions des logiciels de traitement d’image. Je me suis rapidement senti très à l’aise avec cet univers. J’ai ainsi passé une trentaine d’années, d’agence en agence, à composer et décomposer images, signes et symboles, impulsant, retouchant ou présentant de plus en plus souvent les images d’autres photographes. Puis un jour, jugeant que le numérique avait fait assez de progrès techniques pour proposer des images de qualité, j’ai décidé de revenir à la photographie avec l’acquisition de mon premier boîtier numérique en 2005.

Je pratiquais à l’époque la course à pied et m’entraînais plusieurs fois par semaine pour préparer le marathon de New York. Une belle occasion de faire coïncider plusieurs passions : l’architecture, le sport, les voyages... et de tester mon tout nouveau boîtier. Quelques semaines avant le départ je m’entraînais non loin de chez moi, dans la forêt, lorsqu’au sortir d’un chemin je suis tombé nez à nez avec un bâtiment abandonné d’un blanc immaculé. Une architecture surprenante. Tel un navire échoué au milieu d’une végétation reprenant ses droits, l’ancien sanatorium à l‘agonie affichait ses allures d’une autre époque, la façade traversée de balcons interminables. Tel le bateau de « Fitzcarraldo » en prise avec un fleuve de végétation déchaîné, à cette différence près qu’aucun air d’opéra ne s’y faisait entendre. À cet instant précis est née l’envie de revenir avec mon appareil photo pour explorer cet endroit mystérieux en profondeur et en ramener mes premières images. Revenu de New York quelques semaines plus tard je n’ai eu de cesse de retrouver cette sensation irremplaçable... J’y retrouvais certaines émotions de mon enfance, lorsqu’armé d’une lampe de poche j’explorai avec mes camarades de jeux les fondations d’un chantier de construction où cette immense usine qui crachait ses poumons dans une fumée grise à la sortie de la ville. Un certain goût pour   l’aventure, le mystère, l’interdit et cette impression incroyable de fouler, de l’autre côté du miroir, des territoires inconnus rendus au silence. Le virus était –inoculé. Je suis originaire de lorraine, du pays haut, cette région au bassin d’emploi sinistré qui compte plus de friches industrielles que de musées. Même si certaines sont devenues des musées depuis.

Ayant au bout de quelques mois fait le tour de mes destinations secrètes, j’élargissait le cercle de mes recherches aux pays limitrophes, tout aussi riches en patrimoine industriel abandonné. Cette spirale infernale m’a amené à m’intéresser à d’autres types de bâtiments, châteaux, villas, cinémas, théâtres, hôpitaux, palis, piscines… toujours plus loin de mon point de départ : Luxembourg, Belgique, Allemagne, Hollande, Portugal, Espagne, Italie, Japon...

Quand avez-vous commencé à travailler sur ce thème et comment avez-vous fait évoluer votre pratique par rapport aux thématiques, lieux, types de photos recherchés ?
(Cf.réponse ci-dessus)
Après une dizaine d’années passée à arpenter ces territoires parrallèles, de l’autre côté du miroir, j’ai été frappé par le nombre de lieux de culte désertés par leurs fidèles et davantage encore interpellé par la poésie qui en émanait, de la simple chapelle à la plus haute église. Rien qu’en France en 2019 l’Observatoire du Patrimoine Religieux4 (OPR) recenserait pas moins de 103 églises menacées ou fermées, 65 victimes d’actes de vandalisme, 20 incendiées... Une vingtaine d’églises ont été démolies depuis 2000. Un rapport du même observatoire annonçait en 2012 que sur un patrimoine religieux estimé à 100 000
édifices en France (2,5 en moyenne par commune pour 36 000 communes) plusieurs milliers pourraient disparaître d’ici 2030. Seuls 15 000 sont protégés au titre des monuments historiques. Dans le meilleur des cas plusieurs dizaines d’églises sont vendues chaque année pour être transformées en habitations, centres de remise en forme, studio d’enregistrement, bibliothèque, maisons d’hôtes... j’ai même vu un projet de fastfood.
Cataclysmes, tremblements de terre, incendies...La triste réalité dépasse aujourd’hui la fiction sous des attraits parfois bien plus ordinaires. Avec des budgets restreints, nombre de petites communes n’ont plus les moyens d’entretenir leurs églises et dans certains cas le choix se portera plutôt sur la réparation de la toiture de l’école. Étendez ce constat à l’ensemble de l’Europe et vous aurez une petite idée des kilomètres qu’il me reste à parcourir.

Quels débouchés avez-vous trouvé (expo, magazines, livres...) et comment en avez-vous trouvé (ou pas) de nouveaux ?
C’est relativement récemment que j’ai commencé à exposer mes photos, à l’invitation d’un collègue photographe en 2016. Suite à quelques articles dans la presse spécialisée, j’ai eu la chance d’être repéré assez rapidement par une chaîne de galeries qui s’est montrée intéressée par mon travail.
Parallèlement je collaborais depuis quelques années avec un label de disque indépendant « Ici, d’ailleurs… ». Ils m’ont proposé de travailler sur une collection de disques de musiques « Ambient » avec des artistes internationaux. De cette collaboration est issu mon premier ouvrage « Mind Travels » paru aux éditions éponymes en 2017 pour les 20 ans du label. Nous avons tenté cette expérience de proposer des portfolios à des musiciens, artistes du Label... Ces images devaient être la source d’inspiration pour créer des pièces de musique Ambient. Au-delà de mes espérances certains portfolios ont abouti sur des albums qui sont venu compléter la collection « Mind Travels » qui compte aujourd’hui une dizaine de références.
Raghu Raï (Magnum, New Dehli, Inde) fut le premier à manifester son intérêt pour mon travail au niveau international en sélectionnant et publiant un premier portfolio de lieux de cultes abandonnés dans un numéro spécial de Créative Image Magazine consacré à la foi dans le monde en février 2017. Les rédactions de Der Spiegel, Die Zeit et Die Stern ont à leur tour, la même année, publié d’autres portfolios sur ce même thème, démontrant l’intérêt universel de ce sujet sous un angle artistique et social.

Quelle part de votre activité de photographe représente l'Urbex ? Avez-vous un autre métier en parallèle de la photographie (et si oui, depuis quand) ? 
J’ai envie de dire que j’ai repris la photographie par et pour l’Urbex. Cette discipline constitue 95% de mon activité photographique actuelle. Mais plus que d’Urbex j’ai envie de parler de « patrimoine », « d’architecture » et « d’abandon » pouvant aller jusqu’à la « ruine ».
Diderot a écrit « La contemplation des ruines est plus qu’une promenade dans
le passé ; elle est un appel, un contrepoids aux exigences de la vie en société, un espace propre aux sentiments, à la liberté de pensée et des sens ».
Je suis directeur artistique dans la communication, c’est mon premier métier. Ce qui m’a bien rendu service pour mettre en valeur mon travail. Je travaille moi-même sur la maquette de mes livres, affiches, portfolios… et je connais très bien le monde de l’imprimerie et des medias en général.

A quels risques avez-vous été confronté en pratiquant l'urbex ? 
L’Urbex est une pratique qui flirte avec l’illégalité. Il s’agit souvent d’entrer sur des propriétés privées, même si ce n’est pas signalé explicitement et même si l’état d’abandon peut laisser à penser qu’il n’y a pas de propriétaire… Il y a toujours un propriétaire. Il peut donc arriver de tomber nez à nez avec un gardien, un vigile, un policier alerté par un voisin…
9 fois sur dix, en restant calme, poli et en démontrant que je n’ai rien cassé, rien volé et que je suis simplement passionné par la photographie… on me laisse repartir après un contrôle d’identité. Il faudrait d’ailleurs évoquer cette question des risques encourus avec Éric Delamarre qui tient une chronique dans Profession Photographe. (effraction, propriété privée, droits d’utilisation et de diffusion des images réalisées dans ce cadre… risques encourus.)

Je pratique l’exploration dans le plus grand respect des lieux. Si ce n’est pas ouvert, s’il n’y a pas un accès, je ne rentre pas. Si je veux vraiment faire un lieu inaccessible j’essaie d’identifier le propriétaire, je prends contact avec lui et je tente de le convaincre de me laisser faire des photos dans sa propriété. Cela marche plus souvent qu’on ne le croit. Les portfolios réalisés dans ces conditions ont parfois aidé les propriétaires à monter des dossiers pour obtenir des aides auprès de la fondation du patrimoine. Dans ce cas c’est un échange gagnant/gagnant. Cela enlève bien sûr de l’adrénaline à ces explorations. Il faut savoir pourquoi on la pratique. Est-ce pour les performances acrobatiques, le caractère dangereux de certaines « infiltrations » ? Pour moi, le trophée c’est la photographie en elle-même, pas le selfy pris sur un site réputé inviolable.

L’autre risque est de s’aventurer seul dans ces lieux en étant mal équipé, mal préparé et peu prudent. Je suis rarement seul lors de mes explorations. Un accident est très vite arrivé quand on voit l’état de délabrement de certains endroits.

Mais pour moi, le risque le plus grand est couru par le lieu visité, lui-même.
L’engouement dont bénéficie l’Urbex depuis quelques années grâce aux réseaux sociaux, a rendu compliqué la pratique dans certains points du territoire et dans certains pays. Il y a un phénomène de « tourisme noir » et de mimétisme. On parle « d’urbex Bus » !
Certains lieux un peu trop exposés sur les réseaux sociaux par le manque d’éthique et de discrétion sont victimes de visiteurs sans scrupules qui précipitent la dégradation des lieux : vandalisme, vols, tags et graffities,… et parfois même incendies…

Quels conseils donneriez-vous à des photographes désireux de s'engager dans cette aventure ?
Bien se renseigner sur les lieux où il met les pieds. Rester extrêmement discret et respectueux lors de l’accès au lieu. Ne jamais explorer seul, mais pas non plus en troupeaux… ! Ne pas livrer d’infos sur la situation du lieu sur les réseaux sociaux. Être vigilant sur les indices que pourraient contenir une photo (pas de façades, pas de blasons…)
Et surtout être très patient et méticuleux dans la recherche de lieux ou exercer sa pratique.

Ensuite d’un point de vue photographique :
- Bien repérer les lieux, les angles de vues, savoir gérer et composer avec la lumière présente au moment de la visite. Pour cette raison je travaille toujours avec un trépied léger et stable afin de pouvoir faire des poses longues dans les endroits les plus sombres. Bien choisir ses objectifs. Personnellement je travaille avec un 14-24 f2.8 (Nikon), un 11mm (Irix) et aussi un 24-70 f2.8 (Nikon) qui peut s’avérer utile. Le must étant d’avoir un objectif à décentrement qui permettra de gérer au mieux les déformations dues à la perspective. Mais le coût prohibitif de cet équipement le réserve à de rares élus qui ont les moyens.

De quel(le)s photographes pratiquant l'urbex appréciez-vous le travail ? 
Alors je vais une fois de plus mettre un bémol sur le terme « Urbex » pour parler davantage de patrimoine architectural et historique.

En premier lieu, sans hésitation Thomas Jorion. Un photographe français qui travaille essentiellement avec une chambre. Quand on connaît les conditions d’accès des sites et les longues marches qu’il faut parfois faire pour les atteindre on ne peut que lui tirer son chapeau. Thomas est un des rares photographes français reconnus à l’international pour sa pratique et son travail dans ce domaine qu’est l’exploration d’un certain « patrimoine architectural et historique ». Il a publié un plusieurs ouvrages de qualité, notamment « Vestiges d’Empire » qui explore le passé architectural colonial de la France dans plusieurs pays comme, le Vietnam, Sénégal, Maroc, Inde, Algérie, Chine…

Il en va de même pour le couple Marchand-Meffre qu’il serait difficile de passer sous silence dans cette discipline. Encore des français à qui on doit, entre-autre, deux magnifiques ouvrages, l’un sur « Détroit », l’autre sur Gunkajima Island au Japon.

Je parlerai aussi du Russe Danila Tchachenko qui a fait un travail assez impressionnant dans son ouvrage « Restricted Areas » :  Exploration des
vestiges et territoires secrets, symboles de la volonté de puissance planétaire de l’ex-Union soviétique. 

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